131h52


L'ombre est partie d'un côté, l'homme de l'autre.
Derrière nous le lieu et l'heure d'un rendez-vous manqué. Vous comme moi attendions caché dans l'ombre que l'autre arrive avant de nous montrer. Et nous sommes restés chacun dans notre coin, jusqu'à oublier d'attendre. Cent heures sont passées. Cent heures d'un silence sans faille. Je reviens aujourd'hui sur les lieux. Le doute règne sur la nature du silence laissé derrière nos graffitis. Ils ont tous été effacé depuis. Les murs se taisent, n'ayant plus rien à nous dire. Ne reste rien. Pas un éclat de verre, pas même les ruines dans lesquelles nous errions, sans fin, à la recherche d'une parole à nous adresser. Aujourd'hui, l'espoir d'en trouver une, même vaine, est mort de froid. 

30h04



Ici gît le monde nous imposant de communiquer. Nous errons dans les ruines de murs dévastés par nos vaines paroles. Les slogans des affiches déchirées se ramassent en morceaux de discours désormais impuissants face au seul survivant de ce chaos: le silence.
Plus jamais le désir de nous adresser l'un à l'autre ne trahira le langage d'une existence passant indéfiniment à notre poignet. Les verbes sont aujourd'hui seuls, infirmes de tout pronom, sans sujet. Les phrases sont inintelligibles, elles ne servent aucun orgueil, aucune posture, aucune volonté de séduire ou maudire. Elles n'ont plus aucune raison d'être. Elles sont, comme le vent qui circule dans les allées de cette ville morte.
Sous les capuches et les masques, je ne vois que de l'ombre, comme si nous étions absents des vêtements que nous revêtons. Nos nudités sont invisibles. Nous n'avons plus de main pour écrire, plus de bouche pour crier. Nous ne sommes plus que le temps. Le temps d'un sursis à perpétuité.


29h12

Sous le pont des ombres essayaient de ne pas se noircir les doigts avec leurs bombes - les postillons de peinture giclaient dans toutes les directions, tâchaient les peaux ou les vêtements. Je me tenais loin, je ne voulais pas être sali par cette bave noire. Les ombres continuaient à s'agiter, sur le mur elles ne laissaient que leur nom et jamais, ici, je n'aurais pu lire le votre. Un peu plus loin d'autres ombres traçaient leurs phrases au pochoir - tout ce qu'elles prenaient pour des entailles dans le discours des tyrans, mais exploitait le même goût du choc et du vernis. J'aurais aimé être sûr que les mots lus il y a quelques heures, ces mots que j'avais pris pour les vôtres, n'étaient pas ceux de ces ombres et de tous. Rien ne l'attestait - et dans cette ville et partout la langue était la même, les mots se régurgitaient d'une bouche à l'autre. J'avais peut-être lu les sentences d'une époque, des mots qu'il n'était plus possible d'attribuer à des corps. Je n'avais qu'à me taire : vous parler, me parler, tout aurait fait gicler d'autres phrases communes que j'aurais prises pour ma parole propre. 

26h07


En marchant sur le trottoir, je tombe sur vos mots. Noirs sur mur. Fraîchement jetés. Tout encore imprégnés d'une odeur de bombe. Pas de doute. Ils me sont adressés. À qui d'autre ? Nous ne sommes que deux sur cette route sombre. Sombre à ne jamais vous avoir vu. À peine aperçu. Ombre fuyante et incertaine. Fictive. Qui me poursuit, me hante comme un esprit.
Mais ce graffiti est bien la preuve tangible que vous avez un corps. De sang et d'os. Et l'âme qui va avec pour le rendre malade. Oui. Vous existez. À quelques heures des miennes. Ces heures qui nous séparent et préservent l'intime réalité de chacun de nous
Ne nous le cachons plus. Nous sommes du même monde, certes, mais en retard l'un sur l'autre. Les heures de vos jours sont celles de mes nuits. Ma lune est votre soleil. À quoi bon nous chercher ? Nous sommes depuis le début de ce journal condamnés à nous manquer. Comment pourrions-nous faire se croiser deux vies parallèles ? En laissant derrière nous les traces de quelques mots sur notre passage ? Ces murs peuvent-ils devenir les pages d'une correspondance de quelques tags se répondant les uns aux autres comme deux paroles crachées par des bombes de peinture bon marché bonnes à vandaliser l'espace même de notre mutisme ?


23h48


C'est la même nuit qui dure depuis des mois, une nuit où quelques ombres s'acharnent à nous faire croire que quelque chose palpite encore. Je les dévisage, je ne crois pas vous trouver parmi elles. Elles sont aussi silencieuses que nous mais elles s'agitent, elles se cognent et je sais qu'au-dedans leur ardeur n'est plus la nôtre. Elles ont encore des gestes, elles ont encore un visage sous la croûte de nuit.
Je poursuis une ombre au hasard, elle passe avec assurance d'une ruelle à l'autre, comme cherchant à fuir toute lumière, tournant dès l'apparition d'un réverbère ou d'une devanture trop éclairée. Ce n'est pas vous, c'est ce que vous auriez pu être si, jamais, vous ne m'aviez connu : une forme encore vive, un corps sensible à la fièvre.

21h11


Chaque heure qui passe renouvelle le visage de votre absence: à chaque page une nouvelle couleur d'yeux, de cheveux, à chaque ligne un air différent, des traits mouvant selon l'âge que vous avez à l'heure où je vous regarde attendre le front posé contre votre fenêtre.
Seule une chose reste inchangée: votre voix. Je la reconnais derrière le silence des mots que je lis sur vos lèvres gercées d'où s'échappent vos postillons, votre souffle malade s'écrasant contre la vitre vous séparant du monde visible et audible, celui dans lequel je vous attends vainement. Alors du bout du doigt, quelque peu résigné, vous tracez dans la buée une phrase à mon adresse... mais celle-ci disparait avant même que je puisse en déchiffrer le premier mot.

19h28

J'ai marché et dormi ; j'ai dormi et rêvé mais je n'ai pas rêvé que je marchais. Vous étiez là, en bas, vous jetiez des cailloux vers ma fenêtre. Ils grossissaient : cailloux, galets, blocs, dans vos mains c'étaient peut-être des graviers minuscules et tranchants, en s'approchant ils se chargeaient de toute votre rage, cailloux, galets blocs - la vitre résistait. J'ai dormi et rêvé, au réveil le rêve avait la teneur d'un souvenir. J'ai regardé la vitre, cherchant partout des éraflures, des traces des chocs, je n'ai vu que cette plaque lisse et propre qui a toujours soutenu les coups et les cris - tous mes cris.